Le titre de cette page est piqué à Sarclo(-ret), les billets sont très librement inspirés des bouquins cités en exergue.

25/09/2009 15:10

Fondements du projet démocratique.

La politique dans la caverne

La démocratie1 est un but à atteindre, une motivation, un projet2. Certes. Mais pourquoi? sur quoi se fonde-t-elle?

Dans le cas d'une tyrannie — dont l'oligarchie est une réalisation molle —, les choses apparaissent limpides. Une telle société est fondée sur le projet suivant: concentrer le pouvoir aux mains d'un tyran — ou d'une caste oligarchique — qui mènera la vie belle en s'engraissant sur le dos des plébéiens.

Mais, quid de la démocratie?

En appliquant les mêmes raisonnements que précédemment, on en vient rapidement à se placer dans le registre des valeurs.

J'entends par là, des discours du type: "la démocratie, c'est très chouette, car c'est l'unique construction sociale qui apporte aux hommes le bonheur, dans laquelle il fait bon vivre, contrairement aux états dictatoriaux qui fleurissent aux alentours, où nous finirions aux geôles si d'aventure un sycophante nous surprenait à tenir des propos aussi subversifs".

Or, c'est faux: on peut être tout à fait heureux dans une société non-démocratique. Définissez le bonheur comme l'achat de camelote; bâtissez une société basée sur la production de ladite camelote; et vous obtiendrez des individus très satisfaits de leur existence. Ultimement, une société qui chercherait à imposer le bonheur à ces membres serait un état totalitaire (se reporter à Un bonheur insoutenable, où les citoyens sont heureux via des pilules distribuées par un ordinateur).

Car l'objet du projet démocratique n'est pas le bonheur, mais la liberté (voir ici).

À ce stade là, notre problème reste entier: en quoi est-il désirable d'aspirer à la liberté? en quoi est-il désirable d'aspirer à la démocratie?...

Parce que cela est plus juste?

Alors: sur quoi se fonde la notion de justice (ou du bien, ou du beau)? sur quoi se fondent les valeurs?

Pour répondre à cette question, deux alternatives s'offrent à nous.

La première est l'option transcendantale.

On postule l'existence d'un Idéal du Bien, du Juste.

Partant de là, il s'agit de faire un choix de vie radical: laisser gouverner notre vie par cet Idéal, conservé toujours présent à l'esprit, afin de parvenir, à force de labeur, à un monde meilleur.

Toutefois, si nous appelons de nos voeux la démocratie au nom d'une Justice idéale, nous nous heurtons rapidement au paradoxe suivant: s'il existe un Idéal de la Justice — ou de toute autre valeur —, alors il existe des individus plus proche que les autres de cette norme, et donc plus aptes que les autres à la gouvernance de la cité.

On en arrive petit à petit au concept de "Philosophe Roi", cher à Platon, évidemment incompatible avec l'idée démocratique.

Deuxième alternative, l'option immanente.

La justice — ou tout autre valeur — est un concept subjectif. Partant de là, toutes les opinions se valent, puisque nul ne peut se prévaloir d'une Norme absolue à l'aune de laquelle on pourrait les juger. Puisque toutes les opinions se valent, si une décision doit être prise, le choix majoritaire prend tout son sens, et avec lui la notion de démocratie.

L'option transcendantale, qui postule l'existence de Normes absolues, entre dans une large mesure en opposition avec le projet démocratique. Dans cette optique, des constructions sociales tels que la religion ou les dogmes économiques sont largement en contradiction avec ce projet. L'attitude relativiste, où "l'homme est mesure de toutes choses"3, demeure le choix le plus cohérent.


  1. Véritable, je ne reviendrai pas là-dessus.

  2. Et pas un plan. Je reviendrai là-dessus.

  3. Protagoras, cité par Platon

05/06/2009 11:39

Le marxisme économique pour les nuls (2) - une tentative d'y tremper un orteil.

Abrégé du Capital de Karlm Marx

Plus-value absolue, plus-value relative

Notre pain quotidien, un documentaire de Nikolaus Geyrhalter, présente sans les commenter les mille et une merveilles de l'agriculture industrielle. Des poussins par myriades défilent si rapidement que l'oeil peine à discerner autre chose qu'une forme jaune et floue projetée à l'intérieur d'une cagette; des machines se fraient un chemin au travers un tapis vivant de poulets pour les y ramasser en bloc, comme un aspirateur avalerait un agglomérat de poussières; des bras robots exécutent des gestes d'une admirable complexité; et ainsi de suite.

Devant cet étalage vertigineux d'automatismes, on en vient à mal comprendre l'air du temps et ses "il faut travailler plus", "il faut travailler plus longtemps", "les Français sont paresseux". Toutes ces machines fascinantes, dont n'aurait pas rêvé un paysan du XIXème siècle, pourquoi n'ont-elles pas conduit à une réduction drastique du travail quotidien, en soulageant l'homme des tâches les plus ingrates?

Parce que, à ce que je comprends de la pensée de Karl Marx, l'étincelle première, le déclencheur de la spirale technologique conduisant à ces réalisations extraordinaires, ce n'est pas le bien-être du travailleur, mais l'accroissement de la plus-value relative.

Reprenons les notions introduites précédemment:

Un homme détient des marchandises, appelons-le "capitaliste"; un autre pas, appelons-le "prolétaire".

Le prolétaire, dans un contexte marchand, n'a qu'un bien unique à vendre: sa force de travail. Elle est achetée par le capitaliste à sa valeur d'échange. La propriété exclusive de la force de travail, c'est de produire de la valeur. Au cours d'une journée de travail, le prolétaire arrivera à un instant de la journée où la valeur qu'il a produit égalera exactement le coût de son salaire. Passé ce moment, il sera en surtravail: la valeur qu'il générera sera excédentaire et ira remplir les poches du capitaliste sous forme de plus-value.

Plus la période de surtravail sera importante, plus la plus-value sera élevée; le capitaliste a donc tout intérêt à l'accroitre. Une façon simple de procéder est d'intriguer pour augmenter la journée de travail: le temps de travail étant constant, toute heure supplémentaire gagnée ira au surtravail.

Mais cette méthode buttera fatalement contre des limites, ne serait-ce que parce que, évidemment, une journée ne comprendra jamais plus de vingt-quatre heures.

La parade, c'est de cesser de considérer le temps de travail comme une constante, mais comme une variable susceptible d'être diminuée.

Autrement dit, il s'agit d'augmenter la productivité afin de déplacer la frontière entre temps de travail et temps de surtravail: plus cette limite arrivera tôt, plus la plus-value relative augmentera (la plus-value précédente était la plus-value absolue).

D'où la division du travail, l'emploi de machines, leur développement, etc.

À voir le documentaire cité en introduction, notre capitaliste parvient à ses fins plutôt efficacement.

04/06/2009 11:10

Le marxisme économique pour les nuls (1) - une tentative d'y tremper un orteil.

Abrégé du Capital de Karlm Marx

Valeur travail, valeur d'échange et valeur d'usage

À supposer que l'individu X possède 10 kg de riz qu'il échange avec le sieur Y, lors d'une tractation marchande, contre une unique chemise; comment peut-on affirmer que l'affaire est honnête? que le ratio (10 kg riz / 1 chemise) est pertinent?

Pourquoi pas 1 kg de riz contre 10 chemises, par exemple?

Autrement dit, comment attribue-t-on un prix à une marchandise? pourquoi un pull vaut-il plus cher que son poids en laine?

La réponse des économistes classiques est la suivante: le prix d'une marchandise reflète la quantité de travail nécessaire à sa fabrication.

Un travail supplémentaire est indispensable pour que la laine devienne pull; ce dernier se vendra donc plus cher.

Le travail permet ainsi de déterminer le juste prix du pull, mettons 30 euros: selon la loi de l'échange marchand, à le vendre 35, 40 ou 50 euros, on ne serait rien de moins qu'une crapule.

Considérons à présent les éléments mis en jeu dans la fabrication du pull selon l'angle de leur coût:

  • 20 euros de laine;
  • 5 euros d'entretien de machine;
  • 3 euros de salaire.

Soit au total: 28 euros. Or, son fabriquant le vend 30 euros: est-ce du vol? le propriétaire du pull contrevient-il à la loi des échanges? essaie-t-il de refourguer sa marchandise au prix fort, comme on exigerait 15 kg de riz contre une chemise, au lieu des 10 kg de rigueur?

Marx a résolu ce paradoxe apparent via deux notions: la valeur d'échange et la valeur d'usage.

La valeur d'usage d'une marchandise correspond à son utilité. Par exemple, la valeur d'usage du riz est le bénéfice apporté par sa consommation: se rassasier.

La valeur d'échange, c'est sa valeur relativement à d'autres produits, son coût: 10kg de riz contre une chemise, ou bien 10kg de riz pour 20 euros.

Acquérir du riz selon sa valeur d'échange permet de profiter de sa valeur d'usage — le manger — ou de le troquer contre un produit de valeur d'échange identique.

À présent, imaginons un individu dépourvu de toute marchandise, que l'on dénommera "prolétaire"; tout ce que le prolétaire, privé de tout, peut vendre se résume à sa force de travail.

Quelle est la valeur d'échange d'une force de travail?

Tout comme la vente de 10 kg de riz doit en permettre la reproduction (acquérir 10 nouveaux kilos de riz), la vente d'une force de travail doit en autoriser la reproduction. Sa valeur d'échange, c'est donc la quantité d'argent nécessaire au prolétaire pour subvenir à ses besoin et à ceux de sa famille, afin qu'il demeure en bonne santé et conserve sa force de travail.

(Cette quantité d'argent — le salaire — est éminemment subjective, et dépend du rapport des forces présent dans un contexte social donné.)

Maintenant, quelle est la valeur d'usage d'une force de travail?

C'est là le point crucial: la valeur d'usage d'une force de travail est la possibilité de créer de la valeur, par exemple en manipulant la laine pour en faire un habit. Dans le système capitaliste, c'est l'unique marchandise présentant cette propriété.

Comme l'employeur bénéficie de la valeur d'usage d'une force de travail, achetée à sa valeur d'échange, le paradoxe cité en sus disparait: c'est la création de valeur fournie par le prolétaire que reflète le prix du produit manufacturé.

Cette valeur, l'employeur l'empoche sous forme de profit, et elle vient grossir son capital. C'est pourquoi le salarié pensant être rétribué pour son travail se trompe lourdement: c'est sa force de travail que paie son employeur.

Comme l'entretien d'une vache permet de bénéficier gratuitement de son lait.

(à suivre...)

28/04/2009 21:47

Objectivité

Qui est je

Un bon journaliste est un journaliste objectif, c'est-à-dire un farouche ennemi de la subjectivité: le péché qu'il s'agit d'éradiquer comme la vermine, en ne relatant les faits et rien que les faits.

Pour être objectif, on adoptera un ton neutre, on évitera de prendre (ostensiblement) parti, endossant le rôle d'un observateur extérieur — ou plutôt de ce que l'on imagine être un observateur extérieur.

Mais la neutralité est elle-même une notion subjective, qui dépend de l'air du temps, de l'idéologie ambiante. Par exemple, la "neutralité" médiatique à l'époque du référendum de mai 2005, c'était une position pro-"oui".

En ce sens, la notion d'objectivité est plus qu'un leurre, c'est une erreur fondamentale: l'univers objectif n'est observable que par un sujet, un sujet qui fait parti dudit univers, qui projette ses schémas de pensées, son idéologie, son bagage social, sur le phénomène étudiée. En observant un ensemble d'individus tiers, par exemple, c'est précisément par l'entremise de sa subjectivité que l'observateur peut voir des choses invisibles aux yeux des personnes observées. Être issu d'une société démocratique fait voir dans un état monarchique des traits particuliers; être issu d'une société religieuse fait voir dans une société occidentale des traits particuliers.

Loin de s'opposer, la subjectivité est la condition nécessaire pour toucher à l'objectivité.

18/12/2008 09:36

Intérêt national

Démocratie antique

Nos dirigeants ne nous dirigent pas au gré du vent. Non, s'ils agissent, c'est pour le bien de tous, c'est pour l'intérêt national. En cherchant un peu, il apparait que c'est une notion fichtrement récurrente. L'homme politique est notre modeste représentant. Ses motifs sont l'abnégation et l'amour du peuple. Il nous guide par la main vers une société idéale, pourvu que nous daignions nous remuer un peu le popotin, et renoncer à nos privilèges archaïques.

Il y a donc ceux qui savent, les pilotes aguerris, qui mènent les autres à travers les périls du bitume, sans quoi ils erreraient jusqu'à se fichent dans le fossé. Accrochez vos ceintures Messieurs-dames, direction: l'intérêt national!

Sauf que la vraie vie est bigrement compliquée, et que personne n'y panne grand' chose.

Et quand on ne sait pas grand' chose, on tâtonne, on explore de-ci de-là, on est pragmatique et on se débrouille.

Et si tout le monde peut donner son avis sur la direction à prendre, nul n'est plus qualifié qu'un autre pour tourner le volant.

Parce que personne ne connait la destination.

C'est pourquoi notre seule option est de nous fier au vote majoritaire, c'est à dire, à la démocratie (la vraie, pas la fausse).

Dans ce contexte, il apparait évident que la démocratie n'est pas une fin en soi, c'est un moyen. Un moyen de ne pas se laisser trimballer là où ça arrange le mec au volant, qui croit en savoir long; un moyen de chercher une destination qui plaira à tout le monde, sans doute pas le lieu idéal, mais surement un coin sympa.

Il ne suffit pas d'instaurer le droit de vote, ou même la démocratie directe, pour que, hop!, ce soit le paradis. Il peut y avoir des trucs bien dégueulasses perpétrés par une démocratie. Mais, simplement, c'est la seule pratique dont nous disposions pour rechercher une société où la notion d'intérêt commun ait un sens. À l'opposé d'une société où l'«intérêt national» consiste à reproduire les privilèges de quelques-uns.

26/11/2008 12:19

La liberté est une question de vocabulaire (2)

Montée Insignifiance     Servitude libérale

(Suite de l'épisode précédent.)

Lorsque Gaston regarde la télé, il jouit d'une liberté effective, qui ne se ramène pas à un simple sentiment: si un programme ne lui plait pas, il peut zapper, et sélectionner une nouvelle émission qui lui convienne.

Et la tendance est à l'accroissement de cette liberté, la multiplication des canaux élargissant son univers télévisuel.

Mais il y a un hic: ce n'est certainement pas Gaston qui décide du contenu de la grille de TF1, de France 2, et consort. Sa liberté ne s'exprime que dans l'espace laissé par ceux qui ont fait ce choix. Gaston se contente de zapper d'une émission établie par un tiers à une autre émission établie par un tiers.

C'est là une conception particulièrement étriquée de la liberté (d'autant que tu peux constater une certaine uniformité idéologique s'étalant dans le petit écran).

Tu pourrais me rétorquer: "mais, via les mesures d'audimat, ce sont les téléspectateurs les maîtres. Les détenteurs des médias ne leur montrent que ce qu'ils désirent voir".

En d'autres termes, l'audimat constituerait une sorte de vote duquel émergerait la volonté des téléspectateurs. Or, ce serait un vote fichtrement biaisé, étant donné que toutes les voix sont loin de posséder le même poids. Tu reconnaitras que les opinions de Martin Bouygues — ou ses présupposés — comptent infiniment plus que les miens1.

Résumons.

Aussi bien en ce qui concerne la voiture que la télévision, un "cadre", une "Loi", réduit la liberté de Gaston à pas grand' chose.

Pour autant, la liberté, ce n'est pas l'absence de "Loi". Je suis fort aise qu'il soit interdit de tuer son voisin, ou qu'il existe un salaire minimum.

La question qui doit être posée, c'est alors: qui pose ce cadre, qui pose cette loi?

Gaston ne peut être véritablement libre devant la loi que s'il a les moyens effectifs de participer à son institution.

C'est ce que Cornelius Castoriadis appelle l'autonomie, mot issu du Grec auto- et nomos (loi): celui qui est régi par ses propres lois.

Appliquée au petit écran, il découle de cette conception de la liberté que Gaston n'a plus à demeurer simple zappeur, mais doit avoir la possibilité, et être structurellement encouragé, à définir soi-même la programmation.

Appliquée au reste de la société, à supposer que Gaston souhaite sa propre liberté ainsi que celle des autres, cela implique pas mal de trucs.

Des masses.


  1. En guise d'exemple, songe que lorsqu'une pétition qui réunit plus de 200000 signataires — moyen de communication un tantinet plus explicite que l'audimat — propose à la direction d'une radio quelques suggestions horaires, elle a un effet nul.

24/11/2008 14:18

La liberté est une question de vocabulaire (1)

Montée Insignifiance     Servitude libérale

Comme moi, tu as peut-être entendu parler du libéralisme, une doctrine économique aux nombreux partisans.

Ce sont des esprits qui prônent la liberté individuelle, ce qui est plutôt chouette, tu en conviendras.

Est-ce à dire que les opposants à cette idéologie, comme lui ou lui, seraient de farouches opposants à ladite liberté? d'indécrottables champions de la servitude?

Je pense plutôt que nous faisons les frais de l'ambiguïté de la langue naturelle. "Liberté" est un terme suffisamment fourre-tout pour que tout un chacun puisse s'en prévaloir.

Fourre-tout, au point où l'articulation entre liberté et servitude devient bien plus complexe qu'une simple opposition.

Tout d'abord, on peut nommer "liberté" un simple sentiment de liberté, qu'il est possible d'éprouver tout en étant asservi.

Illustrons cet aspect: Gaston possède une voiture. Il se sent parfaitement libre: personne ne lui a mis un couteau sous la gorge en lui murmurant à l'oreille: "achète cette voiture". Cette acquisition est l'expression de son libre-arbitre, il aurait tout à fait pu ne jamais l'effectuer, s'il l'avait voulu.

Sauf que, nonobstant les éventuelles convictions écologiques de Gaston, il est très pesant de rapporter ses courses de Carrefour à pieds ou en bus. Sans compter que le boulot de Gaston est si loin, et qu'en plus lorsqu'on a des enfants... Soumis aux mêmes préoccupations, tu remarqueras que pas mal de nos congénères possèdent une bagnole.

Techniquement, Gaston est dans un état de servitude: il est soumis à des contraintes structurelles qui l'obligent (statistiquement) à prendre certaines décisions. Tout le monde reste au sol car la loi de la gravité rend le vol extrêmement couteux (il faut construire un avion); tout le monde possède une voiture car l'organisation de la vie rend son absence assez pénible.

Cependant, même cloué à terre, Gaston a la liberté de marcher (à peu près) où il veut; et même contraint d'acheter une voiture, il a la liberté de choisir la marque, le modèle et la couleur de son véhicule.

Ce qui nous amène au second point: on peut nommer "liberté" une liberté étriquée, une liberté cadrée, dont nous nous satisfaisons au détriment d'une véritable autonomie.

(à suivre...)

20/11/2008 20:24

L'étudiant Gaston et la norme d'internalité

Servitude libérale

Imagine: tu es professeur de marketing opérationnel, et l'étudiant Gaston te demande audience.

Tu la lui accordes et, en vieux singe rusé, tu te figures vite l'objet de sa visite: la moyenne générale de Gaston est plutôt incertaine, et il souhaiterait vivement grappiller quelques points dans ta matière.

Alors que tu lui réclames des comptes quant à sa timide assiduité en cours, il te fait la réponse suivante:

Nous avons été surchargés de travail ces dernières semaines, et puis, vous savez, avec d'autres étudiants, nous bossons un samedi sur deux pour nous faire un peu d'argent. La crise a fait perdre beaucoup d'argent à ma famille: si les enfants peuvent faire économiser un peu à leurs parents, il faut qu'ils le fassent, tout le monde vous le dira.
C'est vraiment rude si vous ne me mettez pas la moyenne.

À présent, figure-toi un élève alternatif, qui te réplique:

Je n'ai pas su gérer ma surcharge de travail ces dernières semaines, et puis, vous savez, je bosse un samedi sur deux pour me faire un peu d'argent. Je fais perdre beaucoup d'argent à ma famille, avec la crise: si je peux faire économiser un peu à mes parents, je dois le faire, m'est avis.
Je trouve ça vraiment rude si vous ne me mettez pas la moyenne.

Aurais-tu tendance à accorder un demi-point supplémentaire au premier Gaston, ou bien au second?

Crois-moi, il y a toutes les chances que tu privilégies l'étudiant n°2. Ainsi, tu t'assujettiras à une norme sociale, baptisée norme d'internalité.

À l'avenir, pour te faire bien voir, tu prendras soin d'adopter une attitude conforme à cette norme en:

  1. n'attribuant jamais un effet à une cause externe à toi-même (l'environnement, par exemple), mais au contraire, en privilégiant les attributions internes, c'est à dire portant sur toi ("Nous avons été surchargé de travail" → "Je n'ai pas su gérer ma surcharge de travail");

  2. ne te définissant jamais en tant que groupe, mais comme un individu autonome et fier de l'être ("les enfants" → "je").

Cela marche dans toute société individualiste, soit une bonne partie des "pays du Nord". Dans toutes ces contrées, les explications internes seront favorisées relativement aux explications externes.

Comme toi et moi, l'étudiant Gaston vit dans un univers complexe, traversé de manifestations contingentes comme des météorites, des tremblements de terre, des institutions bureaucratiques, des gens, des publicités, des journaux télévisés, des hormones et des phéromones.

La question (rhétorique) qui se pose alors est: en attribuant aux effets des causes relevant plutôt du soi que du non-soi, Gaston touche-t-il à une réalité cosmique, ou bien participe-t-il à une illusion collective de contrôle, sur un monde qui n'en a pas grand chose à battre, de toi, de moi et de l'étudiant Gaston?

18/11/2008 15:00

La fabrique des idiots

Ce qui fait la Grèce   Illusions libérales

Pour une grande part, Marcel est le produit de la société qui l'a vu naître. C'est une spécificité humaine que d'avoir un cerveau extrêmement malléable, façonné par l'éducation — au sens large — tout au long de sa vie, pour aboutir à un être social.

Marcel ne peut être humain indépendamment d'une société d'humains, cela n'a pas de sens. Essaie un moment de t'imaginer là, à cogiter en étant privé du langage (un pur produit social), et tu verras ce que je veux dire.

Le vocabulaire dont Marcel dispose en apprend donc beaucoup sur la société dans laquelle il vit. En particulier, les traits de personnalité qu'il emploie pour qualifier Gaston de "dynamique", par exemple, en disent long sur les utilités sociales du moment. Gaston n'est pas "dynamique" à l'état de nature; par contre, son boulot requiert de sa part tout un panel de comportements, éventuellement rassemblés sous l'étiquette de "dynamisme".

Un autre exemple: un idiot, d'après le TLF, c'est une personne "dont les facultés intellectuelles sont très diminuées". Une notion parfaitement individualiste: tu as tes facultés intellectuelles très diminuées, pof, tu es un idiot, même en l'état de nature. Y'a pas photo.

"Idiot" vient du Grec idiôtés, qui qualifiait dans l'Athènes antique un imbécile replié sur sa sphère privé, que les affaires publiques n'intéressent pas: un parasite. Cette fois, nous avons affaire a une notion à forte teneur en collectivisme, liée à un contexte démocratique: tu ne t'intéresses pas à la prise de décisions qui t'affectent, te conditionnent → tu es un crétin.

Durant l'antiquité, il existait donc un mot pour stigmatiser les hommes qui ne prenaient pas part au fonctionnement de la Cité. On peut en déduire que le citoyen actif était un quidam à haute utilité sociale.

Ici bas, je ne songe à aucun terme équivalent. De cette insuffisance lexicale, tu pourrais aisément conclure que, dans notre société, ce type d'individu n'a plus vraiment le vent en poupe.

Or donc, avant de se lamenter sur le désintéressement qu'éprouvent les Marcel et les Gaston face à la vie politique, il faut bien admettre que, structurellement, rien ne les y enjoint beaucoup.

Si Athènes nous apprend qu'une démocratie concourt à l'émergence d'individus aptes à assumer l'exercice du pouvoir, comment caractériser une société qui fabrique des idiôtés?

18/11/2008 10:20

Proposition pour résoudre la crise au PS

Ce qui fait la Grèce

"Ostracisme" vient du Grec (ostracon). Plus spécifiquement, il s'agit d'un dérivé de ostracon (huitre), mot qui, par analogie de forme, désignait le tesson sur lequel on écrivait un nom pour procéder à un vote, dans le cadre de l'ostrakismos.

Ce vote conduisait au bannissement de dix ans d'un citoyen athénien.

Attention, si Marcel se retrouve ostracisé, il ne perdra ni ses droits civiques, ni ses biens; et son honneur demeurera vierge de toute souillure. L'interprétation de cette mesure par Castoriadis est (partiellement) la suivante: lorsque le corps politique est mis en danger par la cristallisation du débat sur des personnes, il convient de les éloigner, le grand air leur fera du bien.

Tout cela est plein de bon sens.

J'ai ouï dire qu'il y aurait des luttes de pouvoir au Parti Socialiste.

Pour résoudre cette crise, je propose que tu frappes d'ostracisme les Aubry, les Delanoë, les Hamon et les Royal.